« Ménager le réel tout en l’agençant : (…) nous œuvrons dans la finitude, dans un déjà accompli et (…), tout compte fait (…), le travail à produire est de l’ordre de l’essartement, pour reprendre un mot de l’époque médiévale, c’est-à-dire qu’il nous faut élargir des portions de ce monde déjà occupé, qu’il le soit par la terre, cet autre autre de nous, ou par la culture, ou par nous-mêmes. »
Philippe Madec, Entre nature et démocratie : l’a-ménagement du monde, 2002
« l’amour, la tendresse et la bienveillance peuvent s’appliquer aussi aux milieux, aux territoires. »
Philippe Madec, Milieu et Architecture, 2021
« Nous invitons les praticiens et les élus à ménager. Qui ? Les gens, les choses, les lieux et le vivant. »
Thierry Paquot, Ménager le ménagement, 2021.
« Le ménagement territorial est une autre manière d’habiter les lieux, qui en retour nous habitent aussi. »
Thierry Paquot, visioconférence Ménager nos territoires, cycle de conférences du Mouvement de la Frugalité, 2020
« Alors que nous comprenons désormais que le territoire que nous prétendons aménager n’est pas un simple support à nos activités, mais un territoire vivant à partager – il est temps de changer de posture, pour passer de l’aménagement au ménagement de la terre. »
Commune frugale, la révolution du ménagement – Collectif Mouvement de la Frugalité, 2022.
Thierry Paquot1 définit le ménagement comme l’attitude consistant à ménager « les gens, les choses, les lieux et le vivant » – à « prendre soin » et à « écologiser nos manières de faire et de penser ». Enquêtant sur l’étymologie des termes, il note que l’expression « aménagement du territoire » daterait des lendemains de la seconde guerre mondiale, tandis que le verbe « aménager », au sens d’aménager un appartement ou un lieu, descend2 des mots, beaucoup plus anciens, « ménager » et « ménage ». Ceux-ci dérivant eux du verbe « manoir » qui, aujourd’hui inusité, signifiait « demeurer », « habiter » – issu du latin manere : « rester », « séjourner », « habiter », qui donnera en français, « maison », « manse », « mas », « manant », « masure », « manoir » (cette fois la résidence fortifiée du seigneur) et « ménage »… Thierry Paquot voit en définitive le terme « ménager » comme un équivalent d’« administration des biens », en relation consubstantielle avec le fait d’habiter. Et de citer Heidegger : « Le trait fondamental de l’habitation est ce ménagement. »… Ce serait donc la question fondamentale de l’aménagement comme du ménagement : comment habiter ?
Et plus précisément, comment habiter sans tout détruire : la posture du ménagement n’est-elle pas à ce propos déjà inscrite en filigrane dans les lois encadrant les projets d’aménagement ? La question résonne parmi certains des textes qui sont aux fondements tant du Code de l’Urbanisme que du Code de l’environnement. Les articles Article L101-1 puis L101-2 du Code de l’urbanisme3 ne mettent-ils pas en avant la nécessité de préserver un territoire défini comme « le patrimoine commun de la nation » et d’y assurer un « équilibre » entre diverses nécessités? (même si un peu encore de façon injonctions contradictoires!). Côté Code de l’environnement, le principe Éviter Réduire Compenser (dit ERC) qui, posé au fondement de la plupart des obligations réglementaires depuis 1976, et précisé à nouveau en 20124, souligne qu’il s’agit de « concevoir le projet de moindre impact pour l’environnement » et rappelle l’ordre de la séquence (d’abord chercher à éviter les impacts), n’est-il pas également très proche5 de la posture du ménagement ?
En France l’appel à « ménager le territoire », plutôt qu’à « l’aménager », émerge à la fin du XXème siècle. Dès 1985, Michel Marié désigne cette mutation dans De l’aménagement au ménagement du territoire en Provence6. Roger Brunet, en 1994, publie La France : un territoire à ménager7. A rebours de la mollesse ou de l’ambivalence que le terme peut prendre dans d’autres contextes (où il pourra s’agir de « ménager la chèvre et le chou », pour reprendre l’expression bien connue!), le terme de ménagement appliqué au territoire exprime d’abord une réaction face aux dérives d’un aménagement aussi surpuissant (dopé qu’il est à une véritable gabegie d’énergies) que destructeur.
En 2002, dans le texte intitulé Entre nature et démocratie : l’a-ménagement du monde rédigé pour une conférence8, c’est à la croisée de considérations écologiques, anthropologiques et philosophiques que Philippe Madec retrouve le même mot ; Il évoque la reconnaissance de la finitude, du déjà-là, et de notre fragilité fondamentale, pour inviter à « ménager le réel tout en l’agençant » et à un travail « d’écartement », « d’espacement » et « d’essartement » dans « un monde déjà occupé » : Il s’agit de reconnaître « que nous œuvrons dans la finitude, dans un déjà accompli et que, tout compte fait (…), le travail à produire est de l’ordre de l’essartement9, pour reprendre un mot de l’époque médiévale, c’est-à-dire qu’il nous faut élargir des portions de ce monde déjà occupé, qu’il le soit par la terre, cet autre autre de nous, ou par la culture, ou par nous-mêmes. ». En 2021, il revient sur ces mêmes termes et souligne que « « Ménager le réel tout en l’agençant » requiert un soin vis-à-vis de la société civile et nécessite son « engagement dans le projet de son établissement », par le « projet partagé ». Cette retenue demande un autre regard prévenant sur la Nature et la Terre ; pour nous les bâtisseurs, il signifie notamment la « considération des matières comme des ressources précieuses ». Voyons cela !»10 Et invoque à nouveau « les ressorts de l’éthique dont relève l’action des bâtisseurs (…) : l’amour, la tendresse et la bienveillance peuvent s’appliquer aux milieux, aux territoires »11 .
Thierry Paquot s’attache lui aussi au terme : en 2014, il déclare qu’ « Il faut inventer un ménagement (du verbe « ménager » qui signifie « prendre soin ») des gens, des lieux et des choses, on en est loin ! »12. En 2020, il propose une étape supplémentaire : remplacer l’« urbanisme », trop productiviste13, par le « ménagement » : « Au productivisme, qui aménage les territoires et, à dire vrai, les déménage, la frugalité heureuse et créative les ménage, c’est-à-dire en prend soin. »14. En 2021, il définit le ménagement comme l’attitude consistant à « prendre soin » et à « écologiser nos manières de faire et de penser » : « Avec nos mots, bien éloignés du vocabulaire heideggérien, nous invitons les praticiens et les élus à ménager. Qui ? Les gens, les choses, les lieux et le vivant. Un tel ménagement réclame une disposition à la disponibilité qui se cultive, qui ne va pas de soi, qui se révèle exigeante, tant elle s’alimente d’attentions intentionnées. »15
En 2018, Augustin Berque donne au verbe « ménager » et à ses dérivés une place de choix dans son Glossaire de mésologie : «Ménager, v. t. : Prendre soin des êtres et des choses, dans un souci de cosmicité », c’est-à-dire dans un souci d’« adéquation réciproque de l’être et de son milieu »16.
En 2022, la communauté ménageante s’élargit. L’ouvrage collectif « Commune frugale, la révolution du ménagement »17, réunissant près d’une centaine de contributions issues du Mouvement de la Frugalité, entérine le nouveau paradigme qui doit désormais réorienter le projet territorial : « Au XXème siècle et encore aujourd’hui, nos constructions, logements, routes, infrastructures, équipements, ont abîmé la terre et les territoires qui nous accueillent. Cette manière d’aménager ne correspond plus ni à nos valeurs, ni à notre conscience des crises écologiques et sociales en cours. Alors que nous comprenons désormais que le territoire que nous prétendons aménager n’est pas un simple support à nos activités, mais un territoire vivant à partager – il est temps de changer de posture, pour passer de l’aménagement au ménagement de la terre ». C’est d’ailleurs à la suite de ce travail collectif que le Mouvement de la Frugalité publie ses 4 engagements – parmi lesquels : « Ménager – ne plus aménager. » L’ouvrage souligne, entre autres, certaines des implications du ménagement :
- « Ménageons au sens de préserver, protéger, faire durer. Donnons la préséance à l’attention portée à l’existant, au déjà là, sur l’intention d’agir. Une attention qui, à l’opposé des discours ambiants, est loin d’être acquise, notamment en ce qui concerne la connaissance et la prise en compte des fonctionnements extra-humains de nos territoires. Car il y a dans les modes d’aménagement hérités des modernistes une volonté de recouvrir, d’adapter les milieux naturels pour les conformer à nos besoins ou repousser nos angoisses, de les maîtriser en étouffant leurs dynamiques spontanées, en stérilisant les sols – alors que nous aurions plutôt besoin de dé-couvrir, de reconnaître, et de nous adapter, pour habiter avec l’humilité et l’émerveillement nécessaires au bonheur. »
- « Ménager veut aussi dire économiser, ce qui implique une rationalisation critique de nos besoins et de nos intentions. Nous retrouvons ici la dénonciation portée aujourd’hui par nombre de nos concitoyens quant aux « grands projets » et ouvrages « inutiles ». Nous devons apprendre, d’une part, à réinterroger nos besoins, et d’autre part, à repenser nos moyens, en faisant mieux avec moins, en suscitant les techniques appropriées, et en recherchant tous les partages et mutualisations possibles, dans le sens de ce qu’on appelle aujourd’hui l’urbanisme circulaire. Notons néanmoins que cet effort de rationalisation ne cherche pas à interdire ou à refouler notre créativité, car il faut au contraire beaucoup d’intelligence pour créer ou agir sans nuire. Mais c’est une créativité heureuse que nous voulons cultiver, au sens où elle l’est aussi aussi pour ce qui l’environne et ceux qui la reçoivent : une créativité donc partagée, en dialogue avec le milieu, et en coconstruction avec les personnes impliquées. »
- Ainsi les implications finales du ménagement seraient-elles – ménager au sens de laisser de la place à – de « faire avec, en laissant la place aux dynamiques endogènes, au lieu de faire à leur place, qu’il s’agisse du milieu naturel, ou des membres de la communauté humaine impliquée. »
En conclusion provisoire de cette exploration du ménagement, on pourra d’abord souligner la forte charge de redirection écologique, sociale, économique et culturelle que le concept appliqué au territoire endosse, à rebours des acceptions molles ou ambivalentes que le terme pourrait avoir dans d’autres contextes. Le ménagement adresse ainsi plusieurs préoccupations fondamentales. Celles de l’écologisation, c’est-à-dire d’une plus grande prise en compte, dans nos modes d’aménagement, des écosystèmes, du vivant autre qu’humain, ainsi que des risques à long-terme : qu’il s’agisse de réduction des consommations ou de l’extractivisme, de préservation de la biodiversité, mais aussi d’îlots de chaleur et de canicules, de recul des traits de côte, de risques d’inondation ou de qualité de l’eau, le ménagement et ses extentions possibles, jusqu’à la déprise, aux renoncements et aux désaménagements, sont au cœur des stratégies d’atténuation et d’adaptation aux dérèglements climatiques, en ce qu’ils visent à redonner leur place aux fonctionnements écosystémiques et aux « solutions fondées sur la nature ». Celles de patrimoines à préserver, mais compris au sens large, du patrimoine bâti autant que culturel, ou naturel, et de façon plus générale de l’ensemble du déjà-là, comme ressource et comme destination. Celles aussi, sociales et démocratiques, d’une plus grande prise en compte des habitants, ainsi que le revendiquent aujourd’hui des associations comme APPUII18 s’opposant aux démolitions massives et peu concertées de logements sociaux menées par les ANRU, pour intervenir « en soutien à des demandes de collectifs informels ou associations reconnues qui se mobilisent pour que la ville se fasse avec eux et non contre eux ». Celles enfin, économiques, de recherche de l’intervention la plus ajustée possible : là où Thierry Paquot pointait le productivisme comme moteur de l’économie de l’aménagement du XXème siècle, ménagement et frugalité esquissent d’autres façons de répondre à nos besoins, et partant des modèles économiques à réinventer.
Et on pourra également noter que, parmi les nombreuses approches émergeant actuellement en faveur d’une évolution des pratiques de l’aménagement, la posture du ménagement tend aujourd’hui à faire émerger une voie originale. Notre jeu de mot étant quasiment intraduisible dans la plupart des autres langues, c’est bien sûr par d’autres termes que celles-ci expriment des préoccupations similaires19. La posture du ménagement partage ainsi des racines communes avec différents courants de pensée : du préservationnisme aux biorégionalismes et aux nombreuses autres approches d’écologisation de l’aménagement, notamment les approches régénératives (regenerative design, regenerative planning, etc.) particulièrement intéressantes en la matière, en passant par les luttes contre les grands projets inutiles et imposés, ou par les approches post-croissantistes (post-growth planning and design). Cependant, elle se distingue à la fois de certaines approches conservationnistes ou patrimonialisantes trop fixistes, et également de certaines approches régénératives naïvement sur-interventionnistes : il s’agit d’abord de faire moins pour laisser la place, pour laisser des marges d’évolution et d’avenir. D’autre part, elle permet également de faire converger ensemble, de façon assez remarquable, des préoccupations patrimoniales, écologiques, économiques, culturelles, démocratiques et sociales. Enfin, elle exprime une redirection très forte des modes d’installation des établissements humains, tout en convoquant la douceur, le soin et l’attention comme leviers d’actions. A suivre ?
Synthèse Marion Perret-Blois, groupe Territoires frugaux – Le ménagement des territoires
1 Thierry Paquot Ménager le ménagement, 2021, sur le site Topophile : https://topophile.net/savoir/menager-le-menagement/
2 Notons que le développement du terme utilise le préfixe a- latin au sens directionnel, de projection (il s’agit de ménager un lieu en vue d’un usage, d’un établissement futur), et non pas le préfixe a- grec au sens privatif (qui pourrait pourtant se prêter à certains aménagements sans ménagement, trop dépourvus de soin !)
3 Code de l’Urbanisme : Article L101-1 : Le territoire français est le patrimoine commun de la nation. (…) Article L101-2 : Dans le respect des objectifs du développement durable, l’action des collectivités publiques en matière d’urbanisme vise à atteindre les objectifs suivants : 1° L’équilibre entre : a) Les populations résidant dans les zones urbaines et rurales ; b) Le renouvellement urbain, le développement urbain et rural maîtrisé, la restructuration des espaces urbanisés, la revitalisation des centres urbains et ruraux, la lutte contre l’étalement urbain ; c) Une utilisation économe des espaces naturels, la préservation des espaces affectés aux activités agricoles et forestières et la protection des sites, des milieux et paysages naturels ; d) La sauvegarde des ensembles urbains et la protection, la conservation et la restauration du patrimoine culturel ; e) Les besoins en matière de mobilité ; Etc.
4 Doctrine ERC précisée en 2012, téléchargeable en ligne: https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/documents/Doctrine%20ERC.pdf)
5 bien qu’en l’occurrence limitée aux impacts écologiques, qu’il conviendrait alors d’élargir aux impacts sociaux, patrimoniaux et culturels)
6 Michel Marié, De l’aménagement au ménagement du territoire en Provence, Le Genre humain, no 12, 1985.
7 Roger Brunet, La France, un territoire à ménager, Paris, Éditions no 1, 1994.
8 Philippe Madec, Entre nature et démocratie : l’a-ménagement du monde, in Poiesis, 2002.
9 Sur ce terme d’essartement, que Philippe Madec reprendra régulièrement, voir aussi « Entretien avec Henri Gaudin« , in Technique & Architecture n° 366, 1986, p. 64., où il explique l’avoir repris d’Henri Gaudin.
10 Philippe Madec, « Mieux avec moins. Architecture et frugalité pour la paix« , Ed. Terres urbaines, 2021
11 Philippe Madec, in Milieu et Architecture, Yann Nussaume, entretiens avec Augustin Berque, Philippe Madec, et Antoine Picon, Ed. Hermann, 2021
12 Thierry Paquot, « Il faut inventer un ménagement des gens, des lieux et des choses », Philosophie magazine, 19 mars 2014 (philomag.com).
13 Thierry Paquot, Mesure et démesure des villes, Paris, CNRS Éditions, 2020
14 Thierry Paquot, « Ménager nos territoires », intervention au colloque « Métamorphoser l’acte de construire » du Mouvement pour une frugalité heureuse et créative, 10 novembre 2020 : voir rediffusion sur https://frugalite.org/2020/11/menager-nos-territoires/ et la chaîne YouTube Frugalité heureuse et créative.
15 Thierry Paquot – op cit Ménager le ménagement, 2021
16 Augustin Berque, Glossaire de mésologie, Bastia, Éditions Éoliennes, 2018
17 Mouvement pour une Frugalité heureuse et créative – collectif, « Commune frugale, la révolution du ménagement« , Ed. Actes Sud, collection Manifestes, 2022.
18 https://appuii.wordpress.com/appuii/
19 Parmi les réflexions plus internationales, voir par exemple (liste non exhaustive!) : BLANCO Eduardo, La ville régénérative, 2024, Ed.Apogee Collection Ecologies Urbaines ; SAVINI Federico, António Ferreira, Kim von Schnorchel, Post-Growth Planning – Cities Beyond the Market Economy, 2022, Routledge, NY, en anglais ; ROLLOT Mathias, Qu’est-ce qu’une bio région, 2024, Ed.Wildproject, Collection Petite Bibliothèque d’Ecologie. Etc.
