« Nous invitons les praticiens et les élus à ménager. Qui ? Les gens, les choses, les lieux et le vivant. »

Thierry Paquot, Du bon usage du ménagement, 2021.

« Alors que nous comprenons désormais que le territoire que nous prétendons aménager n’est pas un simple support à nos activités, mais un territoire vivant à partager – il est temps de changer de posture, pour passer de l’aménagement au ménagement de la terre. »

Commune frugale, la révolution du ménagementCollectif Mouvement de la Frugalité, 2022, Actes Sud.

«  les ressorts de l’éthique dont relève l’action des bâtisseurs (…) : l’amour, la tendresse et la bienveillance (…) s’appliquent plus que tout dans ces travaux d’essartement ; ils mettent en œuvre le ménagement. . »

Philippe Madec, 2002, 2021

Thierry Paquot définit i le ménagement comme l’attitude consistant à « prendre soin » des ressources naturelles, humaines et bâties – ménager « les gens, les choses, les lieux et le vivant » – et à « écologiser nos manières de faire et de penser ». Enquêtant sur l’étymologie des termes, il note que l’expression « aménagement du territoire » daterait des lendemains de la seconde guerre mondiale, tandis que le verbe « aménager » (un appartement, un lieu) descend des mots « ménager » et « ménage » dérivant eux du verbe « manoir » qui, aujourd’hui inusité, signifiait « demeurer », « habiter » – issu du latin manere : « rester », « séjourner », « habiter », qui donnera en français, « maison », « manse », « mas », « manant », « masure », « manoir » (cette fois la résidence fortifiée du seigneur) et « ménage ». Le terme « ménager » serait l’équivalent d’« administration des biens », en relation consubstantielle avec le fait d’habiter. Et de citer Heidegger : « Le trait fondamental de l’habitation est ce ménagement. »

L’appel à ménager le territoire, plutôt qu’à l’aménager, émerge à la fin du XXème siècle. Dès 1985, Michel Marié désigne cette mutation dans De l’aménagement au ménagement du territoire en Provence ii. Roger Brunet, en 1994, publie La France : un territoire à ménager iii. En 2002, dans le texte intitulé Entre nature et démocratie : l’a-ménagement du monde rédigé pour une conférenceiv, Philippe Madec évoque la reconnaissance de la finitude, du déjà-là, et de notre fragilité fondamentale, pour inviter à «ménager le réel tout en l’agençant », et à un travail « d’essartement », « d’écartement » et « d’espacement » dans « un monde déjà occupé ». Thierry Paquot s’attache au terme : en 2014, il déclare qu’ «Il faut inventer un ménagement (du verbe « ménager » qui signifie « prendre soin ») des gens, des lieux et des choses, on en est loin !»v, puis propose une étape supplémentaire : remplacer l’« urbanisme », trop productivistevi, par le « ménagement »vii. En 2018, Augustin Berque donne au verbe « ménager » et à ses dérivés une place de choix dans son Glossaire de mésologie : «Ménager, v. t. : Prendre soin des êtres et des choses, dans un souci de cosmicité », c’est-à-dire dans un souci d’«adéquation réciproque de l’être et de son milieu »viii.

Thierry Paquot poursuit ainsi : « Avec nos mots, bien éloignés du vocabulaire heideggérien, nous invitons les praticiens et les élus à ménager. Qui ? Les gens, les choses, les lieux et le vivant. Un tel ménagement réclame une disposition à la disponibilité qui se cultive, qui ne va pas de soi, qui se révèle exigeante, tant elle s’alimente d’attentions intentionnées. »ix.

Et Philippe Madec d’invoquer « les ressorts de l’éthique dont relève l’action des bâtisseurs (…) : l’amour, la tendresse et la bienveillance (…) s’appliquent plus que tout dans ces travaux d’essartement ; ils mettent en œuvre le ménagement. »x

En 2022, l’ouvrage collectif « Commune frugale, la révolution du ménagement », réunissant près d’une centaine de contributions issues du Mouvement de la Frugalité, entérine le nouveau paradigme qui doit désormais réorienter le projet territorial : « Nos constructions, logements, routes, infrastructures, équipements, ont abîmé la terre, les territoires qui nous accueillent. Notre manière d’aménager ne correspond plus ni à nos valeurs, ni à notre conscience des crises écologiques et sociales en cours. Alors que nous comprenons désormais que le territoire que nous prétendons aménager n’est pas un simple support à nos activités, mais un territoire vivant à partager – il est temps de changer de posture, pour passer de l’aménagement au ménagement de la terre. » ». Il souligne la façon dont « Ce changement de posture comporte plusieurs implications particulièrement fortes : »

« La première implication du ménagement, c’est (ménager au sens de préserver, protéger, faire durer) la préséance de l’attention portée à l’existant, au déjà là, sur l’intention d’agir. Une attention qui, contrairement aux discours ambiants, est loin d’être acquise, notamment en ce qui concerne la connaissance et la prise en compte des fonctionnements extra-humains de nos territoires. Car il y a dans nos modes d’aménagement une façon de chercher à recouvrir et adapter les milieux naturels, pour les conformer à nos besoins ou à nos angoisses, à les maîtriser en étouffant leurs dynamiques spontanées, en stérilisant les sols – alors que nous aurions plutôt besoin de dé-couvrir, de reconnaître, et de nous adapter, pour habiter avec l’humilité et l’émerveillement nécessaires au bonheur. Les sols, le vivant, les creux, les vides, les flux, les héritages, sont autant de magies à remettre au cœur de nos pratiques. Il y a là tout un imaginaire à ressourcer, par un nouvel art de vivre et de nous relier à notre habitat, par des histoires et des rêves.

Une autre implication du ménagement serait alors (ménager au sens d’économiser) l’exigence d’une rationalisation critique de nos besoins et de nos intentions. Nous retrouvons ici la dénonciation portée aujourd’hui par nombre de nos concitoyens quant aux « grands projets » et ouvrages « inutiles ». Nous devons ainsi apprendre, d’une part, à réinterroger nos besoins, et d’autre part, à repenser nos moyens, en faisant mieux avec moins, en suscitant les techniques appropriées, et en recherchant tous les partages et mutualisations possibles, dans le sens de ce qu’on appelle aujourd’hui l’urbanisme circulaire.

Notons néanmoins que cet effort de rationalisation ne cherche pas pour autant à interdire ou à refouler notre créativité, car il faut au contraire beaucoup d’intelligence pour créer ou agir sans nuire. Mais c’est une créativité heureuse que nous voulons cultiver, en ce sens qu’elle soit heureuse aussi pour ce qui l’environne et la reçoit : une créativité qui soit par conséquent partagée, en dialogue avec le milieu, et en co-construction avec les personnes impliquées. Ainsi les implications finales du ménagement seraient-elles (ménager au sens de laisser de la place à) de faire avec, en laissant la place aux dynamiques endogènes, au lieu de faire à leur place : et ce, qu’il s’agisse du milieu naturel, ou des membres de la communauté humaine impliquée. »


iThierry Paquot Du bon usage du ménagement, 2021

iiMichel Marié, De l’aménagement au ménagement du territoire en Provence, Le Genre humain, no 12, 1985, Les usages de la nature, p. 71-92.

iiiRoger Brunet, La France, un territoire à ménager, Paris, Éditions no 1, 1994.

ivPhilippe Madec, Entre nature et démocratie : l’a-ménagement du monde, in Poiesis, 2002

vThierry Paquot, « Il faut inventer un ménagement des gens, des lieux et des choses », Philosophie magazine, 19 mars 2014 (philomag.com).

viThierry Paquot, Mesure et démesure des villes, Paris, CNRS Éditions, 2020

viiThierry Paquot, « Ménager nos territoires », intervention au colloque « Métamorphoser l’acte de construire » du Mouvement pour une frugalité heureuse et créative, 10 novembre 2020 (rediffusion disponible sur la chaîne YouTube Frugalité heureuse et créative).

viiiAugustin Berque, Glossaire de mésologie, Bastia, Éditions Éoliennes, 2018

ixThierry Paquot – op cit Du bon usage du ménagement, 2021

xPhilippe Madec,


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