« La juste récolte des fruits de la terre »

Apulée

Quelques extraits de l’article « Frugalité et Sobriété », de Philippe Madec, publié sur la revue Topophile

(…) Frugal dérive de frux, « fruit » en latin. La frugalité est, selon l’acception d’Apulée, « la juste récolte des fruits de la terre », « la provision de fruits », la moisson. Elle est bonne quand elle est mesurée, heureuse pour la terre, qui demeure indemne, et pour les êtres qui la font, dûment contentés.

(…) Nous ajoutons : « La frugalité est écologie. Au sens étymologique, c’est la manière dont la nature produit, avec sagesse et tempérance. Cette économie est écologie. En grec, oïkos logos, elle renvoie à l’ordre de la maison, que nous bâtissons ensemble, une et multiple à la fois, celle de la famille patricienne, de la cité, de l’établissement humain et de sa proche expression : la commune. C’est cette maison commune que nous essayons de reconstruire sur la planète abîmée dont nous avons la charge. » La frugalité émane de la délibération, cette beauté des institutions démocratiques locales.« Le maintien des solutions architecturales urbanistiques et techniques d’hier, ainsi que des modes actuels d’habiter, de travailler, de s’alimenter et de se déplacer, est incompatible avec la tâche qui incombe à nos générations : contenir puis éradiquer les dérèglements globaux. »

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Les 4 frugalités pour l’architecture et le ménagement des territoires

(…) La frugalité en matière interroge le besoin de s’en servir : agir sur le déjà-là, l’existant, « faut-il encore construire ? », ne plus démolir, d’abord réhabiliter, par le recours privilégié aux matériaux biosourcés, géosourcés ou de réemploi, issus de la déconstruction, ou mutualiser, partager, accepter des usages transitoires. Réserver le béton armé et le ciment aux usages sans alternative.

La frugalité en technologie vise à la mise en œuvre de la juste technique, du bon matériau pour un emploi judicieux en exacte quantité, dans le juste prix de l’économie locale. Faire mieux avec moins de technologies complexes et gaspilleuses. Utiliser des techniques robustes. Réduire l’entretien et la maintenance, tout en les valorisant.

La frugalité en territoire mène à ménager mieux qu’à aménager, à valoriser les circuits courts, les ressources et savoir-faire locaux, les proximités tout en veillant à l’ouverture au monde, à revitaliser les friches urbaines, militaires, industrielles, ferroviaires, portuaires et commerciales, dans les limites du périmètre déjà construit et artificialisé, dans le respect des continuités écologiques ; à envisager la zéro artificialisation nette, selon le caractère des territoires ruraux, semi-denses ou urbains ; à offrir des alternatives à la voiture propres à chaque situation, réduire les déplacements contraints, laisser les distances longues au transport en commun ; à lutter contre l’accaparement et la spéculation : développer des dispositifs de dissociation du foncier et du bâti par la mise en place de foncières, de régies communales ou de micro-opérateurs économiques privés ou parapublics. Installer des modalités de maîtrise des coûts de vente et de location du bâti, etc.

La frugalité en énergie s’attache à faire mieux avec moins de besoins énergétiques par une approche bioclimatique du soleil, du vent, du sol et du végétal, à penser la réhabilitation dans tous ses sens : amélioration, adaptation, réparation, revitalisation, régénération tant sociale que technique, retour en estime, à choisir les réhabilitations complètes et performantes. Et à faire évoluer nos exigences de confort quand elles sont inéquitables en regard de l’équilibre des milieux dans lesquels nous nous installons, etc.

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La plénitude frugale

La frugalité des bâtisseurs se pratique depuis des décennies. Ce n’est pas une utopie, elle est déjà mise en œuvre ; le OFF du Développement Durable en témoigne depuis dix ans. Elle est une ambition éthique des concepteurs et des réalisateurs de l’établissement humain pour qui la ressource (sa protection, son bon usage) s’avère un enjeu essentiel. Elle est « créative », car après un siècle de routines fatales propres au Modernisme, elle requiert de l’inventivité pour se départir des vivaces façons de nos ainés, de la monoculture du béton à l’intoxication technologique.

La Frugalité heureuse donne sens à nos actes. Elle est le mode d’action pour parvenir aux retrouvailles avec la richesse des mondes. Libérée des solutions génériques du Modernisme, elle se nourrit à foison :

  • de l’abondance de solutions concrètes pour répondre à chaque projet : agir et penser, de mille manières, avec la nature et les sociétés ;
  • de la profusion retrouvée des ambiances et des architectures adaptées aux différents milieux, aux diverses sociétés et cultures, aux climats si variés, pour tous et surtout les plus démunis ;
  • de l’ample variété des matérialités et des procédés constructifs pour des réponses adaptées et proportionnées ;
  • de la richesse prolifique des relations sociales, multispécistes et existentielles, forgées au cours de l’histoire ;
  • de toutes les voies de l’œuvre collective, des allers-retours entre posture théorique, valorisations des savoir-faire et mises en pratique, entre la pensée et l’action, entre la conviction et la responsabilité, en recherchant une confrontation avec le réel, avec le « terrain ».

Pour la réalisation de l’établissement humain, la frugalité des bâtisseurs fait écho à « l’abondance frugale comme art de vivre » proposé par Serge Latouche : face « à la faillite du bonheur quantifié promis par la modernité », accompagné par « un crash écologique assuré », « face à cette crise de la société de la croissance, il est nécessaire d’inventer une société de l’abondance frugale […], de convivialité et d’une certaine forme d’hédonisme. » Nous préférons toutefois la plénitude à l’abondance, l’accompli, rien de plus, rien de trop !

Même si la créativité frugale des bâtisseurs est une fête, au sens des épicuriens, à mi-chemin entre plaisir et bonheur, un feu d’artifice de diversités architecturales et techniques, sociales et situées, elle reste un combat, contre le monde hérité du XXe siècle, contre ses règles, habitudes, lois et normes, contre les paresses et peurs du changement. « La bataille des idées est gagnée, pas celle du terrain » disait il y a peu au journal Le Monde, Alain Bornarel.